Entre Sault et Ville-Sur-Auzon, la route grimpe fortement dans une campagne désertique de forêts et de lavandes jusqu’à atteindre un petit plateau. Nous sommes au col Notre-Dame des Abeilles qui culmine à 1.000 mètres d’altitude. Un endroit idyllique : douceur de l’air même par temps de canicule... odeurs de thym et de sauge, couleurs des fleurs sauvages, bosquets de chênes verts. Un puits voûté multicentenaire, une ravissante chapelle adossée à son presbytère, un petit cimetière clos de murs… Vous êtes hors du temps, rien n’a bougé depuis le XVIIe siècle quand les quelques familles du hameau des Isnards ont construit ce site pour avoir eux aussi leur église, celle de Monieux leur paroisse étant trop loin, surtout l’hiver avec 5 kilomètres à travers bois dans la neige… Bâtir une chapelle ici s’imposait : car c’était là que chaque année se regroupaient les troupeaux de moutons partant en transhumance sur le Ventoux. Ce jour-là, le Curé bénissait ces multitudes de bergers, de chiens et de moutons dans une joyeuse, bruyante, aboyante et bêlante fête religieuse et professionnelle.
Laissez votre voiture derrière le puits, la chapelle est en face… Soyez prévenus : il vous faudra bien de la chance pour la visiter. Comme celle de Monieux, elle dépend de la paroisse de Sault, où vous trouverez peut-être les horaires. Le plus simple serait de participer à la messe annuelle du 15 août : ce serait, en prime, accéder au sens profond de ce lieu.
Au cas fort probable où elle serait fermée lors de votre venue, voici une photo qui vous consolera peut-être :
Elle est fermée ? hélas ! Entrez dans le cimetière. Devant vous, le mausolée de l’Abbé Thouard, le célèbre « Curé des Abeilles » desservant du lieu, mais aussi « rebouteux ». Très apprécié pour ses deux fonctions par ses ouailles qui lui élevèrent ce modeste monument :
Sa connaissance des « simples » et des entorses et surtout sa fameuse « Liqueur concentrée du Curé des Abeilles, Microbicide et Régénératrice du sang » à base de sarriette lui valurent cependant quelques démêlés avec les médecins jusqu’à Avignon, et donc aussi avec l’évêché… J’ai vu en vente sur e.bay, une ordonnance de 1936 prescrivant cette Liqueur.
Suivre le Christ restait son but : « Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous », rappelle la plaque de marbre apposée en 1988 par sa famille et ses admirateurs pour le centenaire de la mort de celui « qui fut pendant trente ans, le médecin des âmes et des corps ». Son beau buste en bronze a scandaleusement été volé en 2019 et remplacé par une terre cuite…
Derrière, une simple colonne, en guise de monument aux Morts. Ayez un regard et une pensée pour ces morts de 14-18, si nombreux pour un si minuscule hameau… lisez les inscriptions, déchiffrez leurs décorations et leurs photos que le temps achève d’effacer…
Refermez la porte avec la chaine centenaire et suivez le chemin qui descend : un pré barré par une chaine de plastique, faites attention : elle est posée par un voisin prévenant, ne la brisez pas ! Ce terrain appartient à l’évêché et sert aux scouts et guides, parfois. De vigoureux chardons vont griffer vos chevilles, mais hardi ! Continuez avec courage. Un autel de grosses pierres, un tumulus encombré d’un arbre foudroyé, une grande croix de métal, un Christ un peu rouillé vous y attendent : Manifestement, l’autel que vous voyez a été construit face aux fidèles – selon l’usage de Vatican II – mais avec les pierres de l’ancien autel dos aux fidèles. Attention à vos chevilles : le déplacement a été fait sans soin et l’ancien emplacement est devenu un trou…
Quoi qu’il en soit, approchez-vous. Sous la Croix, une stèle étroite, arrondie en haut et un texte très effacé… Allez, un jeu de piste vous rappellera vos exploits de scout et de guide : essayez de déchiffrer l’inscription ; prenez votre temps :
Vous n’y arrivez pas ? je vais vous y aider. Pour la lire, je l’ai l’ai prise en photo sous divers angles et sous divers éclairages, et voici ce qu’elle nous dit, en respectant les retours à la ligne :
« DIEU
que Clotilde
Adore
Je n’ai plus
D’autre recours
Que vous
Si vous me rendez
Victorieux
Je croirai en vous
Et me ferai
Baptiser
En votre nom
Jubilé national
1895 »
En 1895, le Pape Léon XIII avait accordé à la France, un jubilé pour le huitième centenaire du concile de Clermont et de la première croisade, jubilé auquel on rattacha les manifestations prévues pour l’année suivante à l’occasion du 14e centenaire du baptême de Clovis.
La Bibliothèque Nationale me fournit sur internet le journal La Croix pour 1895 et 1896. Dans celui du 15 novembre 1896, je lis :
« Adresse à S. S. le Pape Léon XIII, signée des cardinaux, archevêques, évêques et abbés présents à Reims pour les fêtes du Centenaire.
Reims, le 15 octobre 1836.
Très Saint-Père,
Favorisé des plus précieuses bénédictions de Votre Sainteté, le jubilé du 14e Centenaire du baptême de Clovis et de la conversion de la nation française à la foi chrétienne se célèbre avec une incomparable grandeur, et provoque les plus admirables manifestations de piété. Déjà depuis six mois, de nombreux pèlerinages n’ont pas cessé de se succéder dans la ville de saint Remi. De toutes les parties de la France, prêtres et laïques,’ chrétiens et chrétiennes, appartenant aux classes les plus diverses de la société, sont venus apporter ici le tribut de leurs actions de grâces, pour le don inestimable de la foi, et y renouveler les engagements sacrés de leur baptême. »
Je suis très surpris de trouver dans ce lieu si reculé, si humble, si loin de tout, le rappel de ces cérémonies qui se sont déroulées dans la cathédrale de Reims avec un immense concours d’évêques, d’archevêques, de Nonce, de personnalités civiles et politiques d’envergure nationale. Oui, en trouver l’écho ici sur le Col des Abeilles, m’a touché. J’aimerais en savoir plus sur le Curé de Monieux qui a patronné la construction de ce monument qui a dû être coûteux avec sa très haute croix métallique et son grand Christ de fonte, et sur ces donateurs de ce minuscule hameau des Isnards, de ce lieu dit des Abeilles, de ce petit village de Monieux qui ont réussi à réunir ces sommes très importantes pour eux. Pour ces paroissiens, l’événement – commémorer le baptême de Clovis- en valait manifestement la peine. Et pour pérenniser le monument, ils en ont fait donation au diocèse avec le terrain environnant. Ici, tout cela compte encore : un voisin bénévole vient tondre périodiquement le terrain avec son tracteur. Histoire si lointaine de Clovis, transhumance des moutons au Grand Siècle, Jubilé de Léon XIII, architecture du XVIIe, souvenir de la Grande Guerre, Curé guérisseur du XIXe, l’Histoire, la grande et la petite, la nationale et la locale, la religion populaire et la piété des humbles, tout ceci nous est offert sur quelques centaines de mètres carrés.
François-Marie LEGOEUIL